Ghost story | Howard & Morghann

31 janvier 2016 - vers 21 heures
On savait la falaise hantée depuis bien longtemps. Du moins était-ce une légende que l'Endroit avait inventé pour justifier des très nombreux suicides qui s'y opéraient. Les hommes du Cénacle s'y étaient jadis rendus pour faire le ménage. Leurs recherches infructueuses leur avait permis de penser que ce n'était que quelques élucubrations d'un journaliste un peu trop fantaisiste. Le lieu était parfait pour quelques suicides en bonne et due forme et la plume de cet homme en avait fait une légende dramatique dans laquelle une dame blanche pousser les hommes dans le vide par vengeance. Une fausse légende, donc. C'était ce que l'Envers avait toujours admis jusqu'à ce soir.

Morghann reçut un appel de son confrère sorcier de Scotland Yard qui l'informait avoir boucler les environs de la falaises afin qu'il n'y ait pas de nouvelles victimes et que le secret soit protégé le temps que l'Envers camoufle cela. Officiellement, ce serait un éboulement de falaise dont avait été victime un couple d'amoureux profitant d'un couché de soleil sur l'horizon marin. L'homme avait chuté, la femme était actuellement dans le camion de secours, tenant des propos décousus, probablement sous le choc. Il n'y avait, sur place, pas encore de journalistes et avec un peu de chance, il n'y en aurait pas avant l'aube tant la communauté de l'Envers avait étouffé l'affaire.

Officieusement, les faits se produisaient peu de temps après ce fameux problème au marché de Trolls et la probabilité que cela ait un lien se trouvait décuplé... C'était donc à deux que les jumeaux rejoignirent les forces de l'ordre. On leur apprend sur place que la femme dans le camion parle de fantôme.

Tour d'Howard, puis Morghann

Surprise, Fracas.. l'éclat de l'accident asséné à toute une communauté qui n'y était nullement préparée. Un nouveau coup au Secret, accidentel disait-on déjà, mais qui pouvait s'en assurer ? Le Cénacle avait tout bouclé, prit l'affaire en main et l'avait jugulé… De quoi pouvait-on être certain désormais ? Il ne restait que la bonne parole des autorités, leurs déductions et l'entêtement qu'ils pouvaient tous s'autoriser à afficher pour grappiller quelques miettes de vérité. Était-ce cela qui le poussait à accepter de se déplacer jusqu'à cette falaise isolée, ou bien était-ce simplement l'idée de jouir de plus qu'un spectre de présence de la part de son cadet ? Peu importait sans doute l'origine exacte de sa présence, toujours était-il qu'il avait accepté de prendre un risque, celui de s'afficher sur cette affaire, devant les hommes de son père, devant les hommes du Cénacle… une prise de position réelle, même si elle frôlait l'illégalité. Il n'était pas membre des forces de l'ordre, il n'était pas davantage affilié à elles, et n'avait pour toute légitimité dans sa présence que son nom et son statut. Était-ce suffisant ? Lui ne pouvait l'imaginer, et puisqu'il ne pouvait l'imaginer, il ne pouvait également imaginer qu'on lui fit bon accueil. Peut-être serait-il toléré, encore faudrait-il s'en assurer, mais il était difficile de croire qu'il aurait réellement l'occasion de tirer quoi que ce fut de sa venue. Perplexe donc, et pessimiste lorsqu'il mit un pied à l'extérieur de la voiture, s'appuyant sur sa canne pour se hisser sur ses deux jambes dans la froideur de la nuit.

Les silhouettes se découpaient, vagues ombres sur l'obscurité humainement éclairée, le murmure des conversations emplissant chaque recoin des environs. Pinçant les lèvres, il jeta un coup d'oeil à son frère, n sachant toujours pas comment l'aborder. Que dire ? Sans doute valait-il mieux s'en tenir à l'affaire en question pour le moment. Serrant le pommeau de sa canne, il passa de nouveau le regard sur les environs, pondérant la situation… Les collègues de Morghann l'accueillait librement, mais lui était laissé en retrait et de côté : sans surprise. Il n'en attendait pas moins. Se détournant un instant, il se prit à jauger de sa capacité à approcher de la victime dont les secours s'occupaient… pouvait-il proposer son aide ? Ce n'était nullement sa spécialité que les cas traumatiques mais savait-on jamais ? Pourtant encore une fois, il doutait ne pas devoir expliquer par la suite ce qu'il faisait là. Avec un soupire il secoua la tête. Si l'âme était restée là… du moins s'il s'agissait d'une âme, les autres l'auraient déjà sentit, ils n'allaient rien apporter de plus à la situation. Hors il n'y avait rien n'est-ce pas ? A moins qu'elle ne se soit déjà étiolée assez pour ne pas être sentie ? Il n'avait aucune idée de ce que ces âmes modifiées pouvaient faire. Faisant quelques pas, il s'approcha du bord de la falaise et s'arrêta lorsque les rochers l’empêchèrent d'avancer sans risquer une glissade et des douleurs supplémentaires.

Alors il attendit simplement que Morghann leur ouvre une porte, ou rapporte davantage d'informations. Lui ne pouvait guère le faire pour le moment…

Howard ressent une présence de plus en plus forte aux abbords de la falaise. Une entité vibrante, magique sans nul doute, une âme ? Peut-être mais où ? En bas de la falaise, la marée est basse, retirée et un corps gît dans les galets clairs. Un médecin est près du corps et c'est à la lumière de sa lampe torche qu'Howard peut distinguer, difficilement, les traits de la victime. Un homme, blanc, cheveux bruns. Commun. La position désarticulée de son corps, aux pieds des falaises abruptes de craie blanche, montre qu'il n'est pas neccessaire d'être légiste pour savoir qu'il s'est écréasé comme cela. *Tu as vu comme il se désintéresse de toi... Il s'occupe de son affaire et n'a même pas cherché à t'intégrer auprès de son équipe. Il ne te regarde pas, il se moque éperdument de toi.* Voix éthérée comme Howard en a probablement déjà entendu plusieurs fois dans sa vie de nécromancien. Voix de l'au-delà, venant d'ici, ou peut-être de là. Howard n'arrive pas à localiser cette entité. Elle est anormalement étiolée, difuse, nulle part et partout à la fois, comme si elle se voulait être insaisissable et à juste titre, elle l'est. Voilà donc pourquoi on avait apelé Morghann. Ce n'était pas d'un médecin légiste dont on avait besoin, car au fond, il y en avait déjà un en bas. C'était d'un nécromancien.

Au volant de la voiture, Morghann avait jeté à son jumeau quelques regards furtifs, dérobés, sans oser se montrer insistant ou engager la conversation d'une quelconque manière que ce soit. De nombreuses questions avaient traversé son esprit sans franchir ses lèvres. Il avait fini par accepter sa présence, il s'en satisfait d'ailleurs, y trouvant là un moyen de l'avoir à ses côtés quelques temps et c'était assez rare. Si depuis septembre les Forces de l'Ordre étaient sur le pied de guerre, c'était bien pâle en comparaison de ce qui se passait depuis Noël. Les perquisitions se multipliaient dans toute la ville, l'Envers comme l'Endroit s'activaient férocement. Alors, passer un peu de temps avec son frère le réconfortait même s'il n'avait aucune idée de sur quel pied il devait danser. Il ne le regardait que peu, craignant de faire renaître le malaise, ne s'accrochait pas, ne s’attardait pas. Il alla vers ses collègues en arrivant, sacoche de travail dans la main. Il les saluait, se mettait au parfum, notant du coin de l’œil l'éloignement progressif de son aîné, ne trouvant pas comment le retenir et le supplier de rester tout près n'aurait pas été très correct socialement parlant. Il se contenta d'échanger avec la demoiselle, passant quelques minutes en sa compagnie pour déchiffrer les hiéroglyphes dans son discours. En vain, c'était un imbroglio et il n'était pas certain qu'elle sache ce qui s'était passé. Elle semblait sous le choc. Il discuterait avec elle le lendemain, lorsqu'elle aurait retrouvé un semblant d'esprit. Ou alors il enverrait Johan. Il éleva une main sur l'idée et vota en accord avec lui même. Ce serait donc pour Johan.

Il revint vers son jumeau, aux bords de la falaise, inspirant les embruns. Il scrutait l'horizon perdu dans l'obscurité et ne faisait qu'en approcher les contours seulement grâce aux lumières de la ville. « Elle dit qu'elle s'est sentie en colère et que son conjoint est tombé de la falaise. Elle clame corps et âme qu'elle a vu un fantôme le pousser ou lui dire de le pousser. Elle n'a pas l'air d'être en accord avec elle-même et change de version... Mais elle dit avoir vu un fantôme. Le sens-tu ? » Il baissa son regard vers le gouffre, pencha la tête légèrement sur le côté pour observer le cadavre. « A vue d’œil, je dirai... trauma crânien et multiples factures. » railla-t-il même si cela n'avait rien de drôle à l'exception du fait que ses conclusions étaient évidentes : « Tu te rends compte que j'ai fait douze années d'études pour pouvoir dire ça. » Au fond de lui même, il ne pouvait nier qu'il essayait de détendre l'ambiance entre eux et offrir son jumeau un moment agréable. Dans les faits, il avait l'air hésitant et peinait à regarder son frère en face. Comment le pouvait-il ? Il l'avait tout de même séquestré et embrassé ! « On devrait descendre, non ? » Ou du moins explorer. Ici, il ne sentait rien, ou si peu. Tel un radar, il lui fallait explorer les lieux jusqu'à biper sévèrement. Et s'il y avait un fantôme... Et bien, ils étaient nécromanciens, ils finiraient bien par le trouver. Il lui tourna le dos pour se rendre vers l'aménagement un peu plus en contre-bas prévu pour les touristes afin qu'ils puissent descendre ce bel escalier vers la plage de galets à marée basse, songeant un bref instant que marcher sur les dits-galets n'allait pas être une partie de plaisir pour son aîné... Mais il ne pouvait plus revenir sur son idée à présent, sous peine de vexer son frère. Il n'aimait pas qu'on se focalise sur sa jambe.

Morghann arrive près Howard et ressent à son tour cette présence magique. Peut-être une âme, c'était là l'objet de sa venue en ce lieu. Cette présence se fait de plus en plus forte pour les jumeaux. Quant à l'entité de l'au-delà, Morghann la perçoit aussi faiblement que son aîné sans parvenir à l'entendre. Lorsque le cadet tourne le dos, la voix éthérée reprend son échange avec l'héritier des Earl : *Dix secondes en ta présence... Quelle grâce ne t'a-t-il pas fait là. Bon Prince. C'est sûr que tu n'es pas sa brune, tu l’intéresses moins. Tu ne l'intéresses pas. Pauvre... Mon pauvre Howard... Qu'attendais-tu d'un enfant pourri gâté ? Il vient picorer dans ta main lorsque tu as quelque chose à lui offrir et te tourne le dos lorsque tu n'as plus d'intérêt. Pourquoi te bats-tu pour lui ? Au fond de toi, tu sais bien qu'il s'en moque. Lorsqu'il sera bien intégré à Last End, il ira dans les jupons de son père. C'est ce qu'il a commencé à faire en ton absence, tu l'as vu toi-même. Il a été lui demander de l'aide pour retirer l'âme du corps d'Anthony parce qu'il te croit trop faible pour en être capable toi-même.* Pause, l'entité semble réfléchir et être embêtée par ce qu'elle découvre en en juger par les claquements de langue agacés. *C'est ennuyeux tout de même... Après tout ce que tu lui as donné.* Le vent devient glacial.

Il fronça les sourcils, les yeux toujours accrochés aux roches de la falaise, observant et écoutant cette voix désincarnée qui semblait s'infiltrer dans les interstices de son armure pour piquer au vif son esprit déjà préoccupé. Impassible et pourtant ferré, il serra sensiblement la main sur sa canne sans rien montrer d'autre, déglutissant par réflexe. Il ne savait pas ce que c'était que cette voix-là, mais s'il savait bien une chose, c'est qu'il valait mieux ne pas écouter, et ne surtout lui accorder aucun crédit, surtout sans savoir de quelle entité elle provenait. Ce que cela prouvait en revanche, c'était bien qu'il y avait effectivement une entité. Il y avait donc quelque chose… au vu de ces paroles, pouvait-il s'agir de la cause de ce décès, d'une manière ou d'une autre ? Et alors même qu'il y réfléchissait, Morghann revint et il se redressa légèrement en se tournant vers lui, l'observant un instant qui s’égraina avant qu'il n'observe de nouveau le corps désarticulé en bas de la falaise, d'un regard sombre. Même s'il ne fallait pas écouter les entités incorporelles, du moins pas sans assurances, il ne pouvait nier que celle-ci avait trouvé une de ses faiblesses actuelles et qu'elle faisait mal. Très mal… Son coeur se serrait, un poids pressait sa respiration et l'amertume emplissait sa bouche, l'envie le tiraillait de le confronter et de mettre un terme à tout cela une bonne fois pour toute. Mais il ne le fit pas, car ces pensées étaient nées de sentiments instables, conçus par une situation délicate et tout aussi instable. Et il n'était pas bon de les écouter, pas plus bon que l'était la voix.

Elle s'était sentie en colère, la femme ? Comme lui ? Si elle aussi avait reçu quelques murmures alors oui évidemment… mais après tout, comment pouvait-il en être certain ? « Je vois » Devrait-il pousser Morghann également ? Un instant, il l'imagina dans la part privée de son esprit qu'entièrement il se réservait… Il imaginait, du moins il tentait d'imaginer le poids qui le rongeait s'allégeant jusqu'à disparaître complètement, le laissant libre et soulagé. Mais il n'y arrivait pas. Un autre poids viendrait sans doute, il y en avait toujours un. Non, il ne suivrait pas le même chemin si c'était bien ainsi que cela s'était passé. A nouveau, il inspira profondément, et répondit : « As-tu une idée de ce que tu comptes chercher, en bas ? » Mais il était déjà parti, n'entendant sans doute même pas.  Et comme par hasard, la voix revint à ce moment précis de découragement et d'amertume renouvelée. Il était difficile de garder sa résolution de ne pas mordre à l'hameçon… mais non, il s'y refusait, peu importait ce qui lui faisait grincer des dents. Il pinça les lèvres, tourna le dos à son frère, le regard sombre et hanté… Puisant dans sa détermination, dans son entêtement, il fit jouer de sa mâchoire, s'étouffant sur des mots qui voulaient sortir par brassées et qui ne sortaient pas, car il ne voulait pas qu'ils sortent, pas comme des étalons fous. Les jointures blanchies sur sa canne, il trouva finalement la force d'user d'une alternative…

Une alternative qui l'étouffait pour l'instant moins que tout cela, qui ne menaçait pas de lui donner envie de claquer la porte. « Je pense que tu vas devoir y aller seul Morghann… je ne pense pas être capable de marcher en bas, du moins pas sans me tordre de douleur tout les deux pas. J'ai beau détester l'idée d'en faire mention ou de me plaindre, il faut bien que je me rende à l'évidence et le temps de ce dernier mois n'aide pas ma condition » Il avait dissimulé la vérité de ses paroles, sa volonté, mais il se tourna néanmoins de nouveau vers son frère et approcha lentement, en claudiquant. « Je vais t'attendre ici, si cela te va et tu me diras ce que tu as trouvé. Pendant que tu seras en bas, je tâcherais de m'occuper du haut de la falaise. Et pendant que tu es en bas, essaye d'interroger le défunt  » Il pencha légèrement la tête « Tu as plus davantage l'habitude que moi des enquêtes, qu'en dis-tu ? »

L'au-delà était palpable, bien que Morghann ignorait d'où cela provenait très exactement. Ses sens nécromanciens s'éveillaient à sa présence et pourtant, il ne parvenait pas à la saisir, à l'empoigner. Il s'était arrêté, dans son départ. Cette sensation perdurait et il n'en localisait nullement la source. Son frère ne semblait pas manifester quoi que ce soit à ce sujet, alors le cadet était-il fou ? Ses sens étaient-ils trompés ? Il dévisageait son aîné, un instant, sans vraiment comprendre puis se heurtait à son refus de le suivre. Passivement, pensivement, il avait hoché affirmativement la tête, ne le quittant pas de ses obsidiennes polies. Comme Howard le mentionnait de lui-même, ça n'était nullement dans ses habitudes que de faire mention de son handicap, pas aussi ouvertement. Il endurait en silence, tête haute comme un roi, quand bien même il en souffrait. Morghann avait entrouvert les lèvres pour répondre, s'inquiéter, l'interroger... Mais cela ne franchit pas le pas de ses pensées. Il avait baissé les yeux, supportant difficilement de le regarder en face... Comment le pouvait-il encore après ce qui s'était passé en décembre ? Comment le pouvait-il après l'avoir séquestré ? Après avoir volé ses lèvres comme un affamé ? S'il n'en éprouvait nul mensonge puisqu'il l'aimait, à l'égard des convictions de son aîné, il avait honte et se sentait mal à l'aise. « Ok. » finit-il par répondre, agréant à ses ordres. Au fond, le fuir ferait redescendre la pression, comme un lâche devant la moindre épreuve. C'était plus facile et il cédait beaucoup à la facilité tant affronter Howard, tant l'idée d'argumenter sur ses actes de décembre le terrorisait.Un bref instant, il posa sur lui un regard inquiet et coupable avant de tourner les talons.

Le chemin qui descendait la falaise était abrupte. A bien y penser, si Howard aurait eu des difficultés à se déplacer dans les galets, la probabilité qu'il fasse une mauvaise chute ici n'était pas à exclure. Son pas se faisait prudent jusqu'à la plage. Il s'avança vers son confrère qu'il saluait, reconnaissant l'allié de l'envers qu'il était : bien, au moins, il n'aurait pas à se cacher pour interroger le cadavre. Sa progression dans les galets était chaotique, même pour quelqu'un qui était parfaitement à l'aise sur ses deux jambes. A genoux, Morghann se pencha sur le fort bien amoché du défunt. La chute ne lui avait vraiment pas fait du bien. Mains gantées de latex, ses gestes étaient ceux un médecin légiste qui connaissait parfaitement son métier, précis et sans état d'âmes. Il n'avait rien d'autres, aucune trace de combat visible. Il ne s'était pas défendu, ni débattu. Il était tombé de là-haut et c'était tout. Le nécromancien prit le visage de l'homme entre ses mains, contorsionnant les flux magiques pour les soumettre à sa volonté, son désir, son ordre. Il voulait l'entendre, lui parler. Il voulait qu'il lui conte l'histoire qui s'était passée. Dans l'au-delà, il allait de chercher et sa poigne, sur lui se refermait, l'extirpant du voile où il était tombé. « Comment cela est-il arrivé ? » lui demanda-t-il.

Le vent était terriblement froid, la température descendait vertigineusement en haut de la falaise. La présence de l'entité se faisait d'avantage ressentir. Plus que l'au-delà, c'est une énergie forte et pure qui semble se concentrer progressivement et monter en puissance. *Sage... Sage Howard. Tu es touchant lorsque tu essaies de le sauver, de l'éloigner de toi.* Howard entend ricaner, un rire cristallin et moqueur qui se fait de plus en plus fort dans son esprit avant de se taire et poursuivre : *Tant de bontés... Probablement ferais-tu un grand roi, si tu ne t'enchaînais pas de la sorte à un boulet. Ton petit prince est capricieux, il ne verra même pas ce que tu as fait pour lui. Il sera même capable de te le reprocher et te réclamer d'avantage que tu ne lui offres. Tu le sais, n'est-ce pas ? Tu sais ce qu'il attend de toi... Toi et ton sens du sacrifice. Tu l'éloignes aujourd'hui pour son bien, tu lui céderas demain pour sa survie. Tu ne peut pas ignorer ce que son cœur veut, Howard, ce que son âme espère de toi, son addiction. Plus forte, exacerbée, elle s'est manifestée, il t'a emprisonné. Tu plieras devant lui lorsqu'il te réclamera : lui refuser lui ferait tellement de mal, un mal dont il ne se relèvera pas.* Brise froide, le vent hurle. *Tu ne le possèdes pas, tu lui appartiens. Et quand le glas sonnera, tu le saliras...* L'entité se matérialisa dans son dos, soufflant ces mots dans le creux de sa nuque, un murmure sadique et pourtant presque prophétique : « Tu dévoreras ses lèvres, son cou. Ta poigne s'emparera de son corps tremblant d'extase à la bassesse de votre acte. Il aura eu ce qu'il voulait, il t'aura, et tu l'entraineras dans le gouffre d'une addiction dont vous n'en sortirez que maculés de pêchés... Oh Howard, dis-moi, toi qui veux tant le protéger... Es-tu bien certain qu'il n'est pas le serpent corrupteur du jardin d'Eden et toi son Eve ? Ou inversement, n'est-il pas ton Eve torturée ? Ton Eve qui, par ta faute, connaîtra la déchéance ? Es-tu bien certain que tu veux de cet avenir ? » Les longs cheveux de sa silhouette fantomatique caressent le costume du sorcier, mus par le vent violent. Son regard clair observe attentivement les traits du visage de son interlocuteur, comme si elle est capable de voir ce qu'ils cachent. Howard sent l'âme-énergie tout près de lui, si proche, si forte, si vibrante qu'un bref instant, il a la sensation de la sentir... En lui. Mais c'est faux, n'est-ce pas ? « Tu peux y couper cours... Maintenant. » Sa main se pose dans son dos, comme un appel au saut de l'ange.

A nouveau cette présence, mais plus forte encore tandis que Morghann descendait et que, depuis le haut de la falaise, il l'observait. Les mots susurrés comme de fines gouttelettes de poison continuaient d'étriller sa conscience malmenée, et d'attiser les blessures qu'au fond de lui il taisait. Faire bonne figure en tout instant était absolument nécessaire, c'était ainsi qu'il se devait d'agir, apparaître inchangé, parfaitement calme et maîtrisé. Le reste du monde devait ignorer ce qui rugissait sous la lise surface de son masque couronné… mais à l'intérieur, il lui était parfois aussi difficile qu'à tout autre de raisonner. En cet instant, il ne savait absolument pas ce qui le torturait le plus, du froid subit ou de ce qu'il entendait. Oui il l'éloignait c'était vrai… Mais au fur et à mesure ? Au fur et à mesure que l'entité parlait et se rapprochait, il comprenait que quant bien même elle voyait en lui, elle n'avait sans doute pas vu la réelle portée du geste qu'elle avait eut. Peut-être Morghann lui reprocherait-il sa décision mais pour une fois, non pas seulement… pour la première fois depuis des mois entiers, il osait avoir confiance en lui, parce qu'il avait accepté sa décision sans discuter. On pouvait l'expliquer avec un froid raisonnement mais peu importait, il avait accepté, il avait accepté que ce qu'il évoquait était sur l'instant plus important que ce que lui vivait ou voulait. Il avait fait ce qui était juste. Ça n'avait pas de prix, quel que soit le reste.

Et Howard voulait absolument s'y accrocher, y voir un signe, même ténu, que son frère n'était pas encore totalement une personne qu'il dont il devait se méfier mais bien une âme qui avait besoin d'aide et de soin. Pas un ennemi. Oui, il savait. Oui il savait ce qui se tramait dans les pensées de son frère, ce qu'il lui dédiait et il s'en répugnait, s'en effrayait, le vivait atrocement mal et qui pourrait l'en blâmer ? Il ferma de nouveau les yeux, expira lentement avant de les rouvrir en sentant la pression légère sur son dos. Déglutissant, il se tourna légèrement et observa l'apparition, si proche désormais. Non l'avenir n'était pas tout tracé et il ne voulait pas détruire son frère mais… mais pour le moment ce n'était pas de son frère qu'il devait s'occuper. Nul doute pour lui, désormais, que l'homme avait été approché également par l'entité, l'homme et la femme en vérité. Avec précaution, il rouvre enfin le lien qu'il partage avec Morghann et qu'il jugulait depuis des mois, puis prend la parole avec douceur, parlant bas, non un tribunal à l'encontre de cette énergie qui semblait tellement tenir à le tuer, mais bien un échange confessionnal, puisqu'elle semblait connaître son histoire. « Et vous ? Qu'est-ce qui vous torture ? » Son souffle était lourd, sa gorge comprimé et son corps lui faisait réellement mal à présent mais il se refusait à en rien montrer.

« Votre âme a été torturée n'est-ce pas ? Arrachée, puis travaillée comme une matière première ? Pour en faire quoi ? Un met… est-ce cela qui vous retient ? Est-ce le regret, ou la perte ? Autre chose ? Depuis combien de temps êtes vous enfermée, dans… je ne sais quel lieu sordide, dans je ne sais quel réceptacle ou quoi que ce soit qui vous retienne » Il secoua légèrement la tête « Quelle est votre histoire... »

Une forme fantomatique émane du cadavre à l'appel du nécromancien et à sa demande est contraint, alors qu'il peine à accepter la réalité de la situation, sa propre mort : « J'ai sauté... J'ai juste... » L'homme est penaud, pas certain de comprendre ce qui s'est réellement passé pour lui. Son regard se porte sur son propre cadavre, il déglutit avec difficulté et lève les yeux en haut de la falaise. Dans le même temps, le lien entre Howard et Morghann s'ouvre et le sorcier suit, même malgré lui, du regard. « Sauté. » Ses yeux de l'homme défunt se charge de larmes et de terreur à la fois : « Il est perdu... » De toutes évidences, il parle d'Howard, vacille, recule, terrorisé.

***

Ils s'observent comme deux êtres de l'Envers qui cherchent à se comprendre. Le pouvaient-ils ? Elle se tait, cille, surprise par l'impromptue demande. Un altruiste peut-être. Il était bien le premier à l'interroger sur le sujet. Son prédécesseur avait sauté bien facilement. Quant à ceux qui avaient manipulé son âme, aucun d'eux ne lui avait demandé qui elle était, si elle allait bien, si seulement elle souffrait ! « 70 ans, peut-être. » Un peu plus ou un peu moins, comment faire la différence ? « La guerre n'est pas une perte pour tout le monde, il semblerait. Quand je suis morte... » Sa voix tremblait et son regard se troublait, preuve d'un trépas des plus affreux : « J'ai cru qu'on me laisserait enfin tranquille. Que le cauchemar s'arrêterait. Mais à Majdanek, il y avait tellement de corps, tellement d'âmes qu'ils ont fouillé nos dépouilles comme des chasseurs de trésors, nous qui n'avions déjà plus rien... » Ses prunelles le fixent à nouveau, peuplées de douleur et de rancœur à la fois : « Et j'entendais à nouveau les hurlements, l'odeur de la mort et de la chair brûlée. Je revivais la même horreur indéfiniment. Ça ne semblait pas avoir de fin jusqu'à il y a quelques jours... Enfin. Le monde a bien changé depuis notre extermination. Mais personne n'y fait rien. Personne n'a cherché à me sortir de là. Personne ne s'est posé la question de la légitimité de tels procédés tout comme tout le monde a fermé les yeux sur Majdanek. » Elle serre les mâchoires. « Toi aussi, tu fermes les yeux... Ça se passe sous ton nez à Last End et tu n'as rien fait. Tu ne t'occupes de nous que lorsque nous nous échappons et qu'il faut nous remettre en boite. Je refuse... Et tu souffriras aussi... Je sais comment te faire souffrir. Je sais tout de la souffrance. » Jusque dans ses moindres recoins. Elle l'avait expérimenté tant de temps qu'elle en connaissait le mécanisme profond. C'était si facile un jeu d'enfant.

***

Cri étouffé, spasme de douleur. Le légiste à côté de Morghann, sans prévenir, vient de se planter une lame dans le cœur et sur son visage, une expression de souffrance extrême. Elle l'y a poussé et la voix qui l'a fait se plier à sa volonté pénètre l'esprit du nécromancien. *Voyons voir... Oh tu l'aimes donc vraiment ? C'est dommage qu'il ne veuille pas de toi. Tu es trop faible et misérable, tes caprices l’insupportent tant ils se répètent. Morghann, mon doux, croyais-tu avoir seulement une chance ? Tout ce que tu es le dégoûte. Tu n'as rien de son démon favori : tu n'as aucun de ces copieux savoirs, rien de sa puissance, rien de sa façon d'être. Rends-toi à l'évidence, tu n'es qu'un boulet qu'il se traine parce qu'il s'en sent obligé. Si tu l'aimais vraiment, tu l'aurais constaté et tu l'aurais libéré. En lieu et place de cela, tu t'accroches... Tu t'obstines. Il n'attend que ton départ, d'une manière ou d'une autre.* Voix percutante, fracassante. Elle s’immisce dans les interstices de son âme. Un sourire ravi, elle s'arme de violence pour en déchirer le fin linceul.

***

« Tu sais Howard... Les âmes sont des choses très fragiles. Comme un miroir, tu peux toujours recoller les morceaux, mais tu verras toujours les brisures dans son reflet, des failles de précarités, des zones sans défense qu'il est si aisé d'infiltrer. Tu l'as tué. Tu t’acharnes à conserver une carcasse vide... Mais je sais mieux que personne cela. Tu l'as détruit. Et rien au monde ne le sauvera de sa déchéance. Pas même toi. »

Juste sauté ? Morghann cligna des yeux, incrédule. Ils avaient fait cela juste pour un suicide ? On les avait appelé pour un idiot qui avait trouvé ça chouette de faire le saut de l'ange ! C'est Howard qui allait être ravi. Ça leur avait fait une balade cependant, ça changeait des soirées moroses où ils ne se voyaient qu'à peine. Du moins, Morghann l'évitait le plus possible, craignant de lui infliger sa présence plus qu'autre chose. Le nécromancien poussa un soupir en se frottant l'arrête du nez : bien, il allait discute avec lui comme il discutait avec ses fantômes de la morgue. Howard ne lui en voudrait pas qu'il prenne dix minutes pour cela. Le fantôme coupa toutefois court à leur conversation potentielle, les yeux levés vers le haut de la falaise. Par réflexe, son regard suivit le sien, observant le silhouette souveraine de son aîné... Et de sa compagne. Une inspiration et il retint son souffle au contact de l'âme de son frère, des retrouvailles inespérées. Il n'osait respirer de peur que ça ne le fasse fuir. Il demeurait fixe, immobile, comme figé à l'état de pierre. Il craignait que le moindre mouvement brise cet instant hors du temps. Malgré lui pourtant, il s'infiltrait dans l'être de son frère, cherchant désespérément sa proximité jusqu'alors refusée. De tendresse, il venait se loger, les larmes lui montaient aux yeux à l'émotion de le retrouver, lui et son esprit chahuté. Bien des personnes ne voudraient pour rien au monde être dans la tête de son frère. Trop de tourments, trop de questions. Morghann, lui, s'y jetait corps et âme, ne craignant ni ses chimères, ni ses doutes. Il savait qu'Howard l'en protégerait. Il l'avait toujours protégé. Il se sentait bien, complet et entier. Combien n'aurait-il pas donné pour savourer cet instant des heures durant, se droguant abondamment à la personne même qu'était son jumeau ?

Elle le força à porter son attention sur ses paroles, le danger planant, tournant sournoisement autour d'eux comme un vautour à l'affût d'une proie. Il y avait donc bien une entité derrière ce suicide. Et quelle entité. Quelle âme torturée n'était-ce donc pas là ? Son cœur se chargea de colère contre cet Isha Carter. Il se doutait bien que 70 ans plus tôt, il ne puisse s'agir de lui. Mais il entretenait le système et chaque jour se faisait tortionnaire. Il était un bourreau, un ingrat rejeton d'une famille aussi pourrie jusqu'à la moelle que lui. Le phénomène qui accompagnait son jumeau ne faisait que le conforter dans sa haine farouche, une haine dans laquelle il n'eut le temps de se complaire tant les propos de l'entité se firent violents. Brusquement, son regard redescendit au pied de la falaise et se posa sur son confrère tant dans la médecine légale que dans la communauté de l'Envers. « Non ! » Sa réaction n'avait pas tardé et avec des yeux exorbités, Morghann s'affaira à ôter le scalpel qu'il venait de se planter. Vu la profondeur, il venait soit de se toucher le cœur, soit de s'être perforé un poumon. Morghann le retint dans sa chute, le déshabilla aussi abruptement qu'un amant qui s'était abstenu trop longtemps. Il oeuvrait dans les premiers soins, pas certain d'une issue favorable pour cet homme-là, d'autant plus qu'il fut tiré de sa concentration. Ses mots empoignaient son cœur avec agressivité. Ébranlé, il cherchait à quoi se raccrocher et son premier choix, comme bien souvent, se porta sur Howard et son âme étreignit la sienne, attendant son prompt démenti aux propos qu'il entendait. Sa respiration se fit intense et impétueuse. Probablement était-il d'autant plus sensible à ses venimeuses paroles que son frère venait tout juste de lui offrir de nouveau l'accès à sa personne. Il avait tant espéré le retrouver qu'il en était d'avantage désespéré par une nouvelle séparation.

Et puis, il la sentit se déchirer, son âme. Il la sentait comme un pull de laine dont dernier fil dépassait. L'entité tirait sadiquement dessus, faisant de lui si aisément un lambeau de lui-même. Sur une ancienne lacération de son aîné gémellaire, il sentait la plaie s'ouvrir de nouveau, créant un gouffre terrible dans lequel il sombrait sans être capable de la moindre réaction. Son âme mutilée s'accrochait vigoureusement à celle d'Howard, comme une supplique désespérée. Ses cris restèrent coincés dans sa gorge un long moment avant que son corps souffrant ne se recroqueville sur lui-même dans un hurlement déchirant. Son front contre les galets était brûlant. Il avait la sensation que sa tête se fissurait, temple violé par une hôte qu'il ne désirait. Elle n'avait pas le droit d'être ici. Il n'y avait qu'Howard, SON Howard qui avait cet accès légitime. Son corps tremblant de spasmes ne voulait pas se calmer, comme si la situation le dépassait. *Non.. Ce n'est pas vrai... Ce n'est pas vrai...* supplia-t-il, ne pouvant vivre avec la certitude que son frère n'éprouvait rien d'autre à son égard qu'un encombrement dont il se passerait bien.

Il resta stoïque, quant bien même l'inquiétude pour son frère était bien présente, et l'urgence de la situation qui le pressait. Il resta stoïque car paniquer, se mettre en colère ou attaquer ne servirait à rien d'autre qu'à jeter de l'huile sur le feu de la haine que cette âme ressentait, sur le feu de la folie qui la distordait. Il ne pouvait nier ce qu'il ressentait et ne le faisait pas, mais il fallait qu'il reste aussi calme que possible malgré la difficulté presque insurmontable que cela représentait. Sa main tenait fermement sa canne, comme une accroche, une ancre pour son esprit qui menaçait de paniquer comme n'importe quel humain le ferait naturellement… et il était un humain. Mais il ne pouvait pas perdre ses moyens maintenant malgré ce que représentait une nouvelle déchirure dans l'âme de son frère. La dernière fois, il ne l'avait recollé que par miracle, par accident peut-être, porté par l'intervention d'une divinité qui s'était subitement manifestée après trente cinq années d'abandon total. Il ne savait même pas comment il s'y était prit pour le faire et à moins que sa divinité gardienne ne réapparaisse pour le guider, il ne pourrait recoller de nouveau l'âme de son frère… Ce que la créature éthérée venait de faire était à l'heure actuelle impossible à réparer. Peut-être venait-elle même de condamner son frère. Il aurait dû la haïr pour cela, mais ce n'était pas le cas. Oh une petite partie de lui lui en voulait forcément, mais c'était une créature souffrante et aveuglée par ce qui lui était arrivée, qui agissait… et bien comme Morghann et lui, comme n'importe quel humain dans sa situation. Déglutissant doucement, il se prit fermement en main pour tenter de renverser le cours de la situation.

Lentement, il entoura l'âme de son frère de la sienne, présence ferme, fraîche, et déterminée. Essayant de chercher en lui, profondément, essayant de chercher cette chose qui avait transcendé son être d'une lumière qu'il ne connaissait pas. D'un sentiment qu'il avait largement ignoré tout au long de sa vie. * Non ce n'est pas vrai. Notre relation est compliquée mais je tiens à toi, c'est pour ça que je suis resté * Il ne voulait pas en dire plus. Il fallait que cela suffise, car si cela ne suffisait pas cela signifiait… il ne voulait pas y penser pour le moment. Droit face à l'âme distordue il reprit d'une voix réelle, physique, qu'il tentait de rendre aussi calme que possible en dépit de sa respiration tremblante et de la sueur froide qui le parcourait. « Il sera sauvé. Et vous aussi » Se planta plus fermement encore sur la roche malgré la douleur de sa jambe « Vous souffrez encore, et vous portez les stigmates des tortures que l'on vous a infligé… et vous vous retrouvez maintenant libre mais marquée, perdue dans un monde que vous ne reconnaissez sans doute plus. Je ne vous ferait pas l'affront de vous dire que je sais ce que vous ressentez… mais je comprend en revanche la façon dont vous réagissez » Il secoua doucement la tête « Ce n'est pas ainsi que vous sentirez mieux et vous le savez. Il est vrai que je suis venu pour vous retrouver, pour vous empêcher de nuire. Et si je peux comprendre que vous ne vouliez pas être enfermée de nouveau, je ne peux pas vous laisser ici, ni attaquer, torturer qui que ce soit… Morghann ne vous a rien fait, pas plus que votre précédente victime. J'avoue être coupable, eux ne le sont pas » Son souffle se perdit un instant, mais il poursuivit finalement :

« Si vous voulez extérioriser votre haine et si cela peut vous permettre de vous rasséréner et d'ensuite partir pour de bon, dans un véritable lieu de repos je suis tout à vous… mais laissez les autres. Vous faites un travail très efficace en vous en prenant à mon frère… je puis cependant vous assurer qu'il n'est pas mon seul point faible » Son frère entendait chaque mot prononcé, mais il le savait. Il parlait en toute connaissance de cause. Soupirant, vidant ses poumons et son coeur de ses sentiments, il travaillait toujours à isoler l'âme entaillée.

Satisfaction dans le cœur de l'entité. En une seule torture, c'est deux êtres qu'elle tient dans sa poigne de fer. Impitoyable juge, elle abat la sentence avec violence, elle sent leur souffrance, elle exulte. Pourtant, dans son triomphe règne une amertume : cette stature royale qui lui fait face et qui se refuse. Qui trouve encore le temps de la convaincre dans l'urgence où elle les plonge. Elle relâche la pression qu'elle exerce sur le cadet, le libère, s'intéresse à l'aîné. Sa mâchoire tremble, l'entité vacille et face à lui vient se placer. Oui... Il peut être son réceptacle. Il est assez fort pour cela, elle aura le temps de se consumer et il aura mal... Si mal. Et si elle le tue ? Alors il aura payé. Son regard se fait remerciant et sadique à la fois. Elle semble, depuis bien des années, entrevoir enfin la lumière au beau milieu des décombres.

Sa main vient se lever pour se poser sur sa joue. Froid toucher qui glisse jusqu'à ses lèvres pour les entrouvrir et l'entité éthéré s'y infiltre comme un poison mortel qu'il ne refuse. Venin, elle s’immisce au sein de sa douleur, au cœur même d'une maladie à retardement. Sa colère gronde avant qu'elle ne se consume, comme un incendie violent en son for intérieur. Elle se disloque et les éclats d'elle-même viennent se planter dans tout ce qui lui est vital. Son explosion provoque des vibrations qui viennent perturber l'équilibre du nécromancien. Elle quitte ce monde, c'est la fin de ses souffrances et le début de celles d'Howard. L'homme tombe au sol, son âme épargnée englobe celle de son cadet, lui assurant une protection contre son auto-destruction, une carapace provisoire qui tiendra... Pour un temps sûrement mais qui ne durera pas éternellement.

Lancinante douleur, cruelle torture qu'on infligeait là, encore, à son âme. Si lors de la première, il avait appris à aimer la souffrance parce qu'elle venait de son frère et qu'il avait toujours raison, il avait plus de mal à accepter que cette inconnue ose toucher une chose si essentielle de son être. Une chose dont il s'était dépossédé pour l'offrir à Howard. Plus qu'entrer en son propre sanctuaire, c'était son jumeau et maître qu'on venait vandaliser et s'il n'endurait pas tant les affres qu'elle lui imposait, il aurait probablement senti sa vindicative colère le dévorer. La plaie en son âme le clouait au sol, comme si on avait décidé de chatouiller tout les nerfs de son corps en même temps. Plus aucun de ses sens ne répondait. Il n'entendait plus, c'était le silence total, l'obscurité terrorisante, il ne savait plus où il se trouvait, son corps lui envoyait trop de signaux contraires pour qu'il ne se repère. Il s'accrochait à l'âme de son frère, cette même âme qui venait l’entourer, il se sentait transporté et en lui, il avait une confiance absolue. Il se laissait envouter, à ses mots se bercer, se saoulait, se laissait sombrer. Eux seuls avaient cette force pour le tirer hors des ombres où il baignait. Infinie douceur fut son nouveau linceul, carapace contre la douleur et bouclier impénétrable. Il s'y reposait, reprenait son souffle et ses noires prunelles se posèrent sur son confrère médecin qui ne montrait plus le moindre signe de vie. Les paroles de son jumeau résonnaient dans sa tête à mesure qu'il comprenait ce qu'il était en train de faire : « Non... Non, non, non... » répétait-il faiblement, tremblant comme une feuille alors que l'adrénaline, la peur, probablement, l'aidaient à se relever. Pas vacillant, marche chaotique. Plusieurs fois, il se retrouva à terre, et recommençait, se relevait, empruntait ces marches ardues et glissantes pour revenir sur le haut de la falaise, gémissant des suppliques. Qu'espérait-il à courir de la sorte ? Qu'il arriverait à temps ? Et si c'était le cas, pour faire quoi exactement ? La chose était dans son frère, elle s'infiltrait, comment pourrait-il seulement l'extirper de là ? Le ferait-il seulement ou n'était-ce pas là que s'opposer au choix de son aîné ?

Sa poigne agrippait à la roche pour se relever, s'écorchant la peau qui saignait. Il refusait de s'arrêter. Ses genoux, ses paumes criaient à chacune de ses chutes. Lorsqu'au sommet il vit le corps étendu de son frère, il crut défaillir, l'appel du bord de la falaise se faisait violent. Il ne sentait plus la présence de l'entité, c’était comme si elle s'était volatilisée. Il se laissa tomber près de lui, des 'non' en litanie désespérée face au spectacle qu'on lui servait. Sa main vint à sa gorge sentir son pouls, il pencha sa tête juste au dessus de son nez et de ses lèvres pour qu'à son oreille provienne le son de sa respiration. Vivant. Cette seule constatation le fit trembler de joie et de terreur à la joie. Un amalgame qui le rendait fou, un choc qui aurait pu d'avantage déchirer son âme entaillée mais quelque chose empêchait cela, quelque chose retenait la plaie avec ferveur sans défaillir. « Ça va aller... » souffla-t-il, pas certain qu'il n'essaie pas plus de se convaincre lui-même que son jumeau. Il pressa le bouton de la radio pour y parler. Sa voix était tremblante malgré ses efforts pour le retenir : « La zone est sécurisée, vous pouvez avancer. Il me faut des secours en urgence pour Howard. Bran s'est suicidé. » Il relâcha le bouton alors qu'on lui répondait l'avoir bien reçu et que l’équipe arrivait. Qu'ils arrivent donc... Tout médecin qu'il était, Morghann ne pouvait rien faire, c'était à l'intérieur que les dommages se trouvaient. Il caressait les cheveux de son frère, comme pour lui faire sentir qu'il était là, qu'il ne l'abandonnait pas. Quoiqu'il arrive, il refusait de l'abandonner et encore moins après ce qui venait de se passer, pas après son sacrifice. Tout bas, il lui soufflait : « Ça va aller... On va t'emmener à l’hôpital et je vais faire venir le Patriarche Khan... Tout rentrera dans l'ordre. Je te le promets... » Comme si ça allait suffire. La vérité, c'était qu'il n'avait aucune idée de si ça allait suffire mais il remuerait ciel et terre pour le sortir des limbes où il s'était plongé pour le protéger. Il se mordit la lèvre, se refusant à lui rappeler combien il l'aimait, il avait appris à le taire depuis décembre, à l’étouffer quand bien même il en mourrait d'envie et que toute son âme le lui hurlait. Elle, il ne pouvait pas la retenir.

Il ne pouvait pas prétendre ne pas craindre, appréhender, ce qui résulterait de son offre, le poids de sa propre faiblesse impossible à ignorer. Mais il n'en soufflait mot, n'en disait rien, face à elle planté, se rangeant à sa dignité. Il se refusait à revenir sur sa parole, se refusait à montrer le moindre signe de cette faiblesse en lui… Il se refusait à s'abaisser. Il leur devait au moins cela, à Morghann comme à cette âme qu'il contemplait en attendant une douloureuse réponse. Une réponse qui s'avéra positive, et il hocha légèrement la tête, reprenant des forces et de la détermination en voyant le regard qu'elle lui décernait. Il avait fait le bon choix. Un choix certes douloureux, mais la juste route n'était, très souvent, pas la plus confortable. C'était le seul réconfort qu'il aurait dans son épreuve, en sus de savoir son frère épargné… Plus qu'il ne demandait. Impavide, il se laisse approcher, toucher comme jamais il n'aurait accepté qu'un mortel, un vivant, le touche. Ses lèvres s'écartent lentement, s'entre-ouvrant tandis qu'il clôt ses yeux, achevant de lui donner le commandement. L'attente est presque plus douloureuse que le supplice lui-même, c'est un inconnu, un recommencement d'un domaine duquel il est pourtant un habitué. Puis soudain, elle est là, explose, renverse le fragile équilibre de son essence déjà affaiblie. Il inspire en tremblant, la force qui l'assaille à la fois froide et chaude, glacée et brûlante et il se demande, dans un dernier instant de lucidité, si tous les utilisateurs d'âmes ressentent pareille contradiction. Puis ce fut l'éloignement terrestre, le néant des sens noyés par la souffrance, et il s'abandonna à elle. Il en savait trop sur elle pour tenter de la combattre. Il y en avait trop et de trop de sortes, et tout ce qu'il pouvait faire c'était l'accepter, la laisser le pénétrer et le ravager… en espérant, faussement, se remettre ensuite.

Il n'avait plus conscience du monde alentours, aveugle à toute autre chose que cette douleur, il fut bien vite happé par l'inconscience, le laissant avec une ultime pensée angoissée : avait-il vraiment réussi à sauver son frère et cette âme ?