Le buzz de la machine
Elle enlève ses bottes, boueuses et sales, Eli souffle quand elle voit les larges points rouges sur ses pieds. Mais voilà, les chaussettes se perdent, sans aucune raison, et elle se demande parfois si c’est une mauvaise blague d’un démon ou autres trolls qui vivent ici sur terre.
Si tu veux me punir, bravo, Eli crie vers le ciel.
Ne m’appelle pas en vain,la phrase résonne dans sa tête. Oui bien sûr, le Créateur sourd.
Le lit grince quand elle s’assoit, et tout l’endroit est miteux. Des tâches indélébiles sur le sol et les murs, eux-mêmes habillés d’une couleur jaunâtre inquiétante.
Elle vit le rêve, alors le rêve est mort.
C’est ce qu’elle a toujours voulu, vivre ici sur terre. L’illusion fut de courte durée.
Elle connaissait le jardin d’Eden, l’herbe verdoyante, les arbres, et les fruits ; le commencement de la vie humaine. C’est ce à quoi elle s’attendait en tombant sur terre, de quitter le paradis pour un autre ; mais c’est avec la joue contre le béton poisseux, une odeur macabre qui flotte dans l’air et de la fumée qui lui gratte la gorge, qu’elle s’est retrouvée.
Les beuglements des voitures, les talons qui claquent contre le pavé, et les insultes sifflantes des habitués des pubs, se mélangeaient avec les prières mourantes dans son crâne.
Elles ont faibli, les prières, jusqu’à ce qu’elles ne deviennent qu’un sifflement sourd dans ses oreilles – elles continuent de
siffler, mais l’habitude l’a poussé à faire abstraction.
Eli se caresse le crâne ; un tic, quand elle pense trop. La coupe est toujours irrégulière, mais elle aime la sensation contre sa paume.
Elle se souvient du bruit alors.
Le buzz de la machine – il vibre dans sa main, incessant,
régulier, après tout c’est une machine, crée de la main imparfaite de l’homme mais tout de même – des petits rouages et des mécanismes, voilà ce que l’homme crée ; des mots, des phrases, des paragraphes, voilà ce que l’homme ordonne sur des pages blanches.
C’est un créateur.
On lui a longtemps fait croire qu’il n’y avait qu’un créateur, Lui.
Mais si les hommes, avec leurs mains imparfaites, réussissent à créer des choses, l’élève n’a-t-il pas dépassé le Maître ?
Y penser lui a fait tourner la tête, pour voir si quelqu’un, derrière elle, pouvait la lire, cette pensée.
La curiosité est un vilain défaut, lui a-t-on dit des milliers de fois ; alors pourquoi, les hommes sur terre, s’amuse à écrire des histoires dont les héros partent d’aventures en aventures tout simplement parce qu’ils sont bornés de curiosité ?
Attirée par ces petites choses, ces petites phrases et paragraphes, modelés de la main de l’homme – le syndrome de la Petite Sirène, elle l’aime à l’appeler – ; et puis par ce détachement : perdre la foi. Ont-ils tout simplement oublié ? ou ont-ils trouvé un nouveau Dieu ? ou ont-ils coupés la tête du Roi et pris la couronne ?
La curiosité m’a tué, et m’a fait tomber des nuages.
La machine vibre toujours, et ses doigts se serrent autour de l’engin, et en fermant les yeux, elle lève le bras.
Des mèches brunes tombent, lourdes. C’était sa façon d’arracher son auréole et ses plumes – de perdre sa foi, peut-être, mais même elle n’oserait pas l’avouer.
C’est irrégulier, mais le crâne rasé lui donne du caractère, quelque chose qu’elle ne pouvait espérer avoir là-haut.
Acte de rébellion suprême et pourtant si futile.
Maintenant qu’elle est en bas, sans auréole, sans Dieu, mais des ampoules pleins les pieds, l’illusion éteinte, frappée et battue au fond du caniveau.
Elle ne regarde même plus La Petite Sirène.
DÉSILLUSION
Ecrit en caractère gras sur la première page de journal d’aujourd’hui.
Les humains pourraient appeler ça des « signes », mais Eli préfère ignorer cette possibilité.
Cela fait un mois qu’elle n’a pas utilisé ces pouvoirs. Tout simplement parce que c'est de plus en plus dur. Elle avait été prévenue pourtant, perdre la foi, c’est tout perdre. Mais voilà que maintenant, en plus de perdre ce qu’elle était, l’illusion s’efface et disparaît.
Le monde humain est cruel, sans pitié et trop odorant ; de la chair morte, brûlée, l’essence et l’alcool. Les journaux annoncent, en Times New Roman, tous les jours une autre mauvaise nouvelle. Guerre, maladie, et décadence. De quoi perdre ses plumes.
Puis voilà qu'elle doit se cacher. Parce qu'un groupe mystérieux lui dit de le faire. On lui en a dit des choses, à Eli; ce à quoi elle devait croire et obéir.
« Bouge-toi le cul » crie les automobilistes, et Eli répond avec un doigt d’honneur fier.
Ces gens-là n’ont d’humain que le nom. Et cette révélation lui laisse un goût amer.
Elle s’est agenouillé, une fois, les genoux au sol, les coudes sur son lit et les doigts enlacés.
Elle a prié, Amen, de revenir là-haut, de ne plus jamais se rebeller contre plus sacrée qu’elle et ce monde. Que si n'importe où elle va, elle doit obéir, alors à quoi bon ? Mais s’il vous plaît, laissez-moi revenir.
Aucun bruit. Silence.
Sauf un soupir, dans son oreille, Lilibeth.
Elle se fige, les muscles serrés et la chair de poule la rafraîchit.
Cette voix n’a rien de sacré, bien au contraire.
Elle savait ce qui pouvait arriver en tombant, elle savait ce que cela produisait de s’éloigner de la foi, mais sentir leurs griffes dans
son dos, rend cela plus réel.
Même si eux savent qu’elle s’est détournée de la foi, qu’elle a perdu son auréole, alors plus rien ne pourra la faire remonter.
Elle a tourné le dos à Dieu et il a juste rétorqué en faisant de même. Qui peut parler de miséricorde maintenant ?
Soit !
Ave Maria païen
Eli s’habitue. Elle n’a pas vraiment le choix, car les anges lui ont tourné le dos, parce que trop d’orgueil, trop de curiosité, ou trop de questionnements, et si elle tente
de s’y approcher, alors c’est quelque chose d’autre qui l’attraperait.
Elle perd le petit scintillement qu’elle avait dans les yeux, elle perd l’intérêt et la passion, parce qu’il n’y a plus de bleu, de vert, ou de rose, comme dans les dessins animés, mais tout est gris.
Elle déteste le monde qu’elle a quitté, et elle déteste celui qu’elle a choisi.
Eli ne veut plus de Dieu, plus de hiérarchie, elle ne veut plus se sentir oppressée par qui que ce soit, parce qu'à la fin, c'est seul qu'on se relève. Alors pourquoi être esclave d'un Dieu au paradis et d'un autre groupe mystérieux sur Terre? qui se donne lui même la couronne?
Alors le doigt d'honneur levé, elle crie, "va te faire f**tre".