Pour qui, le devis ?

Pour Pryam, ce rendez-vous n'était qu'un point de plus dans son épais emploi du temps. Le mois de Mars était pour lui bien chargé. La Liste Noire lui donnait beaucoup à s'occuper, beaucoup de dossiers à observer, ou sur lesquels certaines décisions devaient être prises. Les préparatifs au 31 allaient bon train également, la surveillance de l'Envers nécessitait également de longues heures de réquisition de son attention. Ses journées étaient soigneusement chronométrées, à un point où cela aurait sans doute horrifié ce pauvre Chronos. Aucune minute n'étai perdue. De la fatigue ? Oh, non… Même son repos était chronométré pour lui permettre de ne pas subir les affres des nuits trop courtes.  Malgré cela, il se surprenait à avoir hâte que les frasques de son fils aîné s'achèvent enfin, qu'il puisse enfin se concentrer sur de plus captivantes tâches. La plupart de ses recherches étaient laissées en suspens, ou ralenties, ce qui n'était pas pour lui plaire. Son temps était compté, il ne voulait pas le dépenser en futilités.

Cette entrevue ne s'annonçait pas comme une futilité. De ce qu'il avait cru comprendre… À demi-mot, des sous-entendus sur une potentielle alliance. Cela lui plaisait. Restait à voir le prix qui serait demandé. La raison "Endroitienne" de la visite du vampire était liée à son bar. Se contenterait-il d'une demande de cet acabit ? Etait-il plus ambitieux ? Difficile à dire. Si le Cénacle s'était penché avec méfiance sur cet être et son bar prétendument neutre, ils n'avaient jamais réussi à en tirer de raison suffisante pour agir. À tort, à raison ? Peut-être était-ce une occasion.

Dans ces murs de pierre, le Seigneur de l'Envers passait la majeure partie de son temps. Son bureau… La majeure partie des personnes qui atterrissaient ici étaient pour le moins mal à l'aise, inquiète de leur sort, de l'impression qu'elles allaient donner. Il était le seul à s'y sentir véritablement bien, en des conditions correctes pour travailler. Les murs étaient hauts, couverts de bibliothèques où s'alignaient ouvrages rares et bibelots plus ou moins utiles, plus ou moins ésotériques. Dans le fond de la pièce, une haute fenêtre déversait la lumière de l'hiver. Le nécromant lui tournait le dos, le nez entre deux paperasses, son écran d'ordinateur veillant sur lui, émettant de temps à autre un "bip" à titre informatif. L'ambiance des lieux était lourde, menaçante. Ici était la puissance, maintenue par une bride de fer, mais prête à éclater pour peu qu'on la menace. Ici, la vie pouvait être ôtée en un soupir, ou se voir glorifiée. Ici était le trône du Seigneur, de cette silhouette inflexible, solide, aux traits durs.
Guillermain Adama étant attendu, un domestique l'avait sans nul doute conduit à travers le château, les portraits des ancêtres, les tapisseries glauques des Earl et celles glaciales des Sihvonen, avant de lui ouvrir la porte du bureau de celui qui tenait le poste de Secrétaire Général du Cénacle. Celui que l'on voulait voir tomber, le soi-disant "tyran". Flegmatique, Pryam leva lentement le nez vers cet homme qu'on lui présentait. Son visage lui était aussi familier que s'ils avaient déjà pris le thé ensemble. Il désigna de la main le siège face à lui:

"- Monsieur Adama. Installez-vous."

Sans paraitre lui accorder davantage d'attention, il re-plongea le nez dans ses papaerasses, le temps apparemment de finir d'y noter deux ou trois lignes. Les touches de son ordinateur s'activèrent toutes seules, la souris de même. Voilà. Ceci achevé, il pouvait se concentrer pleinement et sans autre préoccupation sur le vampire.

"- Vous avez demandé à me voir. Je vous écoute."

C'était direct, sec et sans appel. Pas plus de mondanités: ils n'étaient pas venus pour boire une tasse de sang en discutant du sens de l'Envers.

Par chance, l'éducation stricte qu'avait reçue Pryam  l'empêchait de gestes parasites, lesquels l'auraient trahi. Tapoter des doigt sur son bureau de bois sombre, par exemple. Voilà qui aurait indiqué à Guillermain que sa remarque quant à la manière dont fonctionnait le Cénacle n'était pas tombée dans les oreilles d'un sourd, ni dans les oreilles d'un être tendre, avide de remarques constructives. Sincèrement ? Il avait tué pour moins que cela. Il avait torturé pour moins que cela. Ce vampire imprudent venait ouvertement lui dire qu'il était de l'autre camp. Si le Lord n'avait pas été aussi grand prince, il aurait pu achever la conversation sur ces mots, appeler ses Hommes et les laisser enfermer le vampire dans un coin de cachot. Son châtiment ? Il aurait avisé, selon son humeur.
Ç'aurait été se priver de potentielles informations. Aussi laissa-t-il le vampire s'exprimer. Proposer son aide… Bien sûr. Qu'avaient pu lui ordonner les siens pour qu'il se rende ainsi auprès de lui, sans aucune subtilité ? Etrange stratagème… Ou marque d'une naïveté morbide, qui valait bien un Darwin Award.

Il fallut à nouveau toute la force de son éducation ou de son sang-froid pour maintenir le Earl immobile, respectueux et muet. Ses yeux noirs restaient accrochés à la créature de la nuit, comme s'ils avaient pu la transpercer. Ce n'était plus du courage, ou de la témérité. C'était de l'inconscience et de la stupidité. Certaines créatures étaient sur liste noire "par défaut", parce que leur nature même pouvait être un danger. Sur un coup de folie d'un anthropophage, le Cénacle devait être prêt à réagir pour protéger le Secret. Quant à cette idée d'endroit neutre… N'avait-il pas rappelé plus tôt que le Réanimateur venait de lancer son appel ? Bien. Ce dernier serait sans doute ravi qu'on lui offre un endroit dans lequel aller boire un lait-fraise, entre deux sympathisants et trois futures victimes. Bien sûr. Et avec l'arrêt de mort du Secret, Sire Adama ne voulait-il pas un sucre ?
Ce n'était pas une offre, c'était un affront. Une insulte à l'intellect du patriarche. Néanmoins… Ledit patriarche doutait que l'insulte soit volontaire. Non, l'Envers le craignait suffisamment pour ne pas s'oser à cela. Mais si Guillermain Adama était suffisamment naïf pour venir lui parler ainsi, alors il y avait sans doute quelque chose à faire de lui. Les touches de l'ordinateur pianotèrent seules, comme hantées, dirigées dans les faits par la magie du patriarche. Lorsque ce dernier s'exprima, sa voix était grave, lourd de sens, de menace, et aussi sombre que son lien avec l'autre monde.

"- Que vous devriez surveiller davantage votre langue, si vous y tenez. Estimez-vous heureux d'avoir face à vous quelqu'un de raisonnable. Je vous accorde ce que vous me réclamez. À la moindre trahison, estimez cet accord rompu."

Un coup d'oeil à son ordinateur. Un coup d'oeil à Guillermain. Le Lord recula dans son fauteuil, jusqu'à être bien adossé.

"- Nous autres sorciers avons notre propre façon de sceller les accords et contrats. Me laisseriez-vous procéder ? Il vous faut juste énoncer les conditions de notre accord. Je me charge de la partie magique."