Ceux qui sont tombés | Eli

3 mars 2016

Depuis combien d'heures était-il ici ? Trop sûrement mais il avait cette tocade un peu particulière que portaient beaucoup d'artistes en moteur ou en fardeau : l'inspiration. Quand elle venait, il était pour Nikolaïs difficile de s’extirper de ses griffes. A la manière d'une drogue, il s'en nourrissait, s'en gavait bien au delà qu'il ne le pouvait, car c'était là tout le calme auquel il pouvait aspirer et s'offrir. Son penchant variait entre le thé et l'infusion, savourant alternativement leurs arômes après sa commande auprès d'elle, cette étudiante qui arrondissait ses fins de mois par de bons et loyaux services à cet endroit. Une chance probablement pour le gérant : il ne serait pas resté aussi longtemps si elle n'avait pas titillé son attention. Il l'observait en coin mais il devait probablement avoir le double de son âge... Et en y songeant véritablement, il avait fini par la contempler plus discrètement, histoire qu'on ne le mette pas dehors en le prenant, à tord, pour un pervers. Car il n'en était pas un et c'était tout autre chose qui l'intéressait chez cette demoiselle.

Il avait lu le journal, avant de le laisser ouvert sur la table. Il avait roulé des yeux devant le cliché de lui-même qui accompagnait un titre en lien avec la peinture. C'était amusant, comme les journaux parlaient de lui. Il était un peintre qui avait du succès, certes, mais cette attention était suspicieuse. Il s'agissait du Baromètre : en définitive, il n'y avait rien d'étonnant. Pryam Earl devait veiller à ce que tout le monde ait un œil sur lui que ce soit pour le surveiller ou pour sa célébrité. Les murmures parlent davantage de personnes dont on connait le nom que des faits d'un inconnu. Il avait poussé un soupir : il composerait avec. Ses pions valsaient avec ceux du Patriarche sur l’échiquier, ils se déplaçaient et pourtant, aucun des deux joueurs, pour l'heure, n'attaquaient. Ils se positionnaient sans jamais faire tomber la moindre pièce adverse, ils se regardaient en chiens de faïence, dans une partie qui semblait n'avoir aucun sens. Pour le moment. Mais lorsqu'ils commenceraient la véritable partie, elle ne durerait plus pour longtemps et sur le plateau ce serait un carnage sans nom autour de l'un des deux rois mat.

Il dessinait alors, s'accordant quelques regards sur son modèle. Elle l'intriguait, elle qui semblait si loin des normes habituelles. Elle avait aussi ce quelque chose dans les yeux d'éteint, d'absent. Lilibeth n'était plus ce qu'elle était, et il le savait. L'ange était déchu mais si elle avait perdu ses ailes, elles aurait du gagner en joie de vivre... Cela l'intriguait et l'amusait. Il n'avait jamais tenu les anges dans son cœur, question de conflit d'intérêt. Mais elle n'était plus véritablement un ange. Il dessinait. Il la dessinait et il reposa son carnet ouvert sur la table, lâchant de fusain qui lui avait noirci les doigts comme le papier. Il leva alors une main pour appeler Eli : « Un autre thé, s'il vous plait et... » Il montra ses mains : « Y a-t-il des sanitaires où je puisse nettoyer ceci ? » Ses prunelles d'un vert trépassé restèrent sur elle une seconde de trop pour les convenances : « Et prenez-vous une boisson, ce que vous aimez, je vous l'offre. Vous avez l'air... » Il haussa les épaules avant de regarder le portrait qu'il avait fait d'elle, comme s'il cherchait à mettre des mots sur l'expression qu'il avait esquissé : « Pas dans votre assiette. » Il releva ses yeux vers elle avec un sourire qui accompagnait les notes de son accent allemand. « Le discours du Réanimateur vous perturbe ? » demanda-t-il, bas, brisant les secrets qu'il y aurait pu avoir entre eux sur leur nature. Ils appartenaient tout deux au monde de l'Envers. Si lui le savait, alors elle le devait aussi. Car en définitive, seuls ceux qui étaient des êtres surnaturels avait entendu l'appelle d'Anthony Evans pour ce qui serait une grande guerre à la fin du mois de mars. La question n'était, en revanche pas très attendu : on ne parlait pas aussi ouvertement de cet homme en cavale, par crainte des représailles du Cénacle. Preuve qu'il ne craignait pas cet organe dirigeant.